Revenir au site

L'épopée du peuple Garifuna

 

L'histoire des "Caraïbes Noirs" est celle d'un peuple libre, fier et résilient.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sébastien Perrot-Minnot

Article publié dans le magazine Revista D, du journal Prensa Libre (Guatemala), le 5 avril 2020.

Traduit de l’espagnol par l’auteur

 

Photo : Le nord de l'île de Saint-Vincent / Sébastien Perrot-Minnot

12 avril 2020

Localisation des îles de Saint-Vincent et de Roatan. Fond de carte : d-maps. com

Le peuple garifuna est un peu comme la mer des Caraïbes : il peut paraître tranquille, le plus souvent, mais il porte en lui une histoire riche et tourmentée… La mer des Caraïbes, d’ailleurs, a joué un rôle essentiel dans l’identité des Garinagu (pluriel de « Garifuna »). De nos jours, ces derniers vivent principalement le long de la côte Atlantique de l’Amérique Centrale, du Bélize au Nicaragua. Au Guatemala, la pittoresque petite ville de Livingston (Labuga, par son nom garifuna) constitue un foyer notable de leur culture. D’un autre côté, depuis le siècle dernier, de nombreux Garinagu ont émigré aux Etats-Unis. Cependant, le berceau de ce peuple se trouve ailleurs : sur l’île de Saint-Vincent, située dans les Petites Antilles, à l’est de la mer des Caraïbes. Aujourd’hui encore, cette île volcanique de 344 km² signifie beaucoup pour les Garinagu…

L’histoire commence au XVIIe siècle, alors que la colonisation européenne s’étendait dans les Petites Antilles, associée à d’incessants conflits et au développement d’une économie de plantation esclavagiste. Des Africains, rescapés de naufrages de navires négriers, marrons de la colonie anglaise de La Barbade et esclaves enlevés par les Caraïbes sur des plantations européennes, arrivaient alors à Saint-Vincent, une terre qui restait en marge de la colonisation. Avec le traité de Basse-Terre (Guadeloupe), conclu en 1660 par une coalition de seigneurs-propriétaires européens et quinze chefs amérindiens des Petites Antilles, l’île de Saint-Vincent devenait officiellement « neutre », c’est-à-dire qu’elle ne pouvait être revendiquée par aucune puissance européenne. Dans ce contexte, les Africains qui y étaient établis ont noué des alliances avec les Natifs, se sont unis à leurs femmes, et ont même adopté leurs coutumes et leur langue. C’est ainsi que s’est formé un groupe distinct, dont les membres seraient appelés les « Caraïbes noirs ».

Les premières lignes du traité de Basse-Terre (1660).

Source : Archives Nationales d’Outre-Mer (ANOM).

Ce peuple s’est agrandi, et à la fin du XVIIe siècle, à Saint-Vincent, les Caraïbes noirs étaient déjà beaucoup plus nombreux que les Amérindiens (les Caraïbes « rouges » ou « jaunes »). Ils ont connu des tensions avec ces derniers, mais surtout, ils sont entrés en conflit avec les Européens. En 1719, ils ont réussi à mettre en échec une expédition militaire envoyée par le gouverneur de la Martinique, la colonie française la plus importante des Petites Antilles ; par la suite, toutefois, ils se sont alliés aux Français contre les Britanniques, ont bénéficié de faveurs des représentants du royaume de France dans la région et ont permis l’installation de Français à Saint-Vincent.

Pour le malheur des Caraïbes noirs, la France a fait partie des vaincus de la Guerre de Sept Ans (1756-1763). Le traité de Paris, qui a sanctionné la fin de ce vaste conflit, a attribué Saint-Vincent à la Grande-Bretagne. Bien que les Britanniques aient formellement reconnu la liberté des Caraïbes noirs et leur autonomie dans un territoire du nord de l’île, la cohabitation s’est avérée très difficile, donnant lieu à des conflits ouverts dans lesquels les Caraïbes et les Français ont lutté côte à côté. En 1779, durant la guerre franco-anglaise qui a vu la France soutenir les indépendantistes des Etats-Unis, les forces françaises ont repris le contrôle de Saint-Vincent, ouvrant une période de plus grande liberté pour les Caraïbes noirs. Néanmoins, quatre ans plus tard, un traité confirmait la souveraineté de la Grande-Bretagne sur Saint-Vincent. Alors que la Révolution Française se faisait sentir aux Antilles, une nouvelle guerre a été livrée par l’alliance franco-caraïbe contre les Britanniques de Saint-Vincent, de 1795 à 1797 ; elle a entraîné la mort du « chef suprême » des Caraïbes noirs, le valeureux Joseph Chatoyer, et une fatidique défaite des coalisés.

Joseph Chatoyer, chef des Caraïbes Noirs, et deux de ses épouses. Peinture d’Agostino Brunias (1773).

Source : National Library of Jamaica, Institute of Jamaica, Kingston.

La présence même du peuple caraïbe noir à Saint-Vincent devenait, alors, intolérable pour les autorités coloniales et les planteurs esclavagistes de l’île. En conséquence, après avoir détruit leurs habitations, les Britanniques ont déporté quelque 5000 Caraïbes noirs sur deux petites îles situées au sud de Saint-Vincent, dans les Grenadines : Balliceaux et Bequia. Là, les infortunés ont subi d’atroces conditions de vie, mêlant la misère et la maladie. En 1797, environ 2000 survivants ont finalement été déportés à Roatan, une île du Honduras occupée, à l’époque, par les Britanniques. Abandonnés à leur sort, les Caraïbes noirs se sont répandu le long des côtes centraméricaines, dans des contrées de la Capitainerie Générale du Guatemala où la colonisation espagnole était demeurée très limitée. Dans cette partie de la Caraïbe, ils fonderont des établissements et développeront de nouvelles alliances, pour assurer leur avenir.

Aujourd’hui, les Caraïbes noirs s’identifient par les termes « garifuna » et « garinagu », qui dériveraient de « caliponan », « kalina » et « kalinago », noms par lesquels les Caraïbes insulaires se désignent depuis les temps précolombiens. Avec les Kalinago actuels de la Dominique, les Garinagu forment un des deux peuples qui descendent directement des anciennes sociétés natives des Petites Antilles. Malgré les guerres, les déportations, les migrations et tant de souffrance, le peuple garifuna est resté fidèle à ses ancêtres à son héritage historique. Il a perpétué sa langue propre, appartenant à la grande famille arawakienne (diffusée dans tout l’arc antillais avant l’arrivée des Européens), et d’anciennes traditions antillaises relatives à l’organisation sociale, à la spiritualité, aux symboles, aux arts, à l’artisanat et à la cuisine.

Lieu de congrégation familiale garifuna (Dabuyaba Latar) à Livingston, département d’Izabal, Guatemala. Photo : Sébastien Perrot-Minnot.

D’autre part, en Amérique Centrale comme à Saint-Vincent-et-les-Grenadines, l’histoire des Caraïbes noirs motive d’importantes commémorations ; au Guatemala, le Jour National Garifuna est célébré chaque 26 novembre, tandis que le 15 mai, jour de Saint Isidore le Laboureur, est aussi celui de la fête de « Yurumein », nom arawak de Saint-Vincent, la mère patrie. A Saint-Vincent-et-les-Grenadines, Joseph Chatoyer est honoré comme un héros national.

Diverses organisations se consacrent à la valorisation du patrimoine garifuna, qui a beaucoup bénéficié de la proclamation de la langue, de la danse et de la musique des Garinagu comme Chefs d’œuvres du Patrimoine Oral et Immatériel de l’Humanité, par l’UNESCO, en 2001. Bien entendu, cette valorisation culturelle implique de promouvoir des liens intercaribéens… A ce propos, les Garinagu, qui ont traversé l’histoire et la géographie caribéennes, en réunissant des apports amérindiens, africains et européens, apparaissent aujourd’hui comme des protagonistes naturels de la si nécessaire intégration de la Grande Caraïbe.